Biographie d’Évariste Galois

par J.-P. Escofier

Ce texte est une version modifiée, rectifiée et étendue du chapitre 13 du livre Théorie de Galois, Dunod, 2000, de Jean-Pierre Escofier. Nous remercions les Éditions Dunod d’avoir permis cette reprise.

La vie d’Évariste Galois est la plus célèbre et la plus commentée des vies de mathématiciens. Elle est même devenue mythique, comme celles des poètes Rimbaud, Ducasse ou Villon.

La connaissance que nous en avons est assez lacunaire pour laisser une certaine latitude à notre rêverie… ou aux historiens des sciences… ou aux romanciers.

Enfance, 1811-1823

Évariste Galois est né à Bourg-la-Reine (Bourg-l’Egalité pendant la Révolution, à 10 km au sud de Paris) le 25 octobre 1811. Son père, Nicolas Gabriel, a 36 ans. Il est libéral, maire de la commune pendant les cent jours et confirmé sous la Restauration à cause de sa forte personnalité. Il est directeur d’un collège fondé par son propre père. La mère d’Évariste, Adélaïde Marie, née Demante, a 23 ans (1788-1872). Elle est d’une famille de juristes et magistrats. Elle aurait pris une part importante dans l’éducation de son jeune fils, pour la culture classique au moins.

Louis-le-Grand, 1823-1829

À douze ans, Évariste entre en classe de quatrième comme interne à Louis-le-Grand, à l’époque collège royal. C’est sans doute un bouleversement de cadre très éprouvant pour lui. Il est bon élève jusqu’en troisième et obtient un accessit de grec au Concours général. Sa seconde est moins bonne : maladie ou premiers refus. En octobre 1826, il entre en classe de rhétorique mais doit retourner en seconde au début du deuxième trimestre en raison de ses résultats médiocres. Les études sont à base classique et les sciences peuvent être abordées comme cours supplémentaires (c’est une régression par rapport au rôle fondamental des mathématiques dans l’enseignement à l’époque napoléonienne et surtout à l’époque révolutionnaire). Galois entre en classe de mathématiques préparatoires première année.

Galois découvre alors les mathématiques. Il lit les grands découvreurs : Legendre (Eléments de géométrie), Lagrange (textes sur la résolution des équations), Euler, Gauss, Jacobi. La capacité d’assimilation de Galois semble avoir été exceptionnelle ; ce qu’il lit est immédiatement assimilé. Il a le premier prix au Concours général de mathématiques (il n’obtiendra qu’un accessit l’année suivante, adoptant peut-être un point de vue trop général pour traiter le sujet proposé). Mais il n’a plus aucun intérêt pour les études scolaires. C’est la fureur des mathématiques qui le domine indique, début 1828, un de ses professeurs qui suggère qu’il quitte le lycée pour pouvoir s’y consacrer entièrement.

En 1828, il échoue au concours d’entrée à l’École polytechnique et entre en octobre dans la classe de mathématiques spéciales de Louis-le-grand. Le professeur, Richard, est remarquable ; il a 33 ans et admire le génie de son élève. Il conserve les copies de Galois qu’il confiera plus tard à un autre de ses élèves, Charles Hermite.

Richard encourage Galois à publier ses premiers travaux ; un article paraît le 1er avril 1829, dans les Annales de mathématiques, la revue fondée par Joseph Gergonne, démontrant un théorème sur les fractions continues périodiques. Selon Joseph Bertrand, qui le tenait d’Antoine Masson, Galois aurait démontré en quelques minutes le fameux résultat que Sturm présente à l’Académie le 13 mai sur les racines des polynômes.

L’été 1829

Les épreuves et les drames commencent et vont s’accumuler. Un article présenté fin mai à l’Académie des sciences, confié à Cauchy, est perdu (celui-ci avait déjà perdu un mémoire d’Abel).

Le 2 juillet 1829, le père de Galois, ne pouvant supporter les attaques du curé de Bourg-la-Reine (des lettres anonymes), se suicide dans son appartement parisien (par asphyxie écrit Paul Dupuy).

Il m’est dur de te dire adieu, mon cher fils. Tu es mon fils aîné et j’ai toujours été fier de toi. Un jour, tu seras un grand homme et un homme célèbre. Je sais que ce jour viendra, mais je sais aussi que la souffrance, la lutte et la désillusion t’attendent.

Tu seras mathématicien. Mais même les mathématiques, la plus noble et la plus abstraite de toutes les sciences, pour éthérées qu’elles soient, n’en ont pas moins leurs racines profondes sur la terre où nous vivons. Même les mathématiques ne te permettront pas d’échapper à tes souffrances et à celles des autres hommes. Lutte, mon cher enfant, lutte plus courageusement que je ne l’ai fait. Puisses-tu entendre avant de mourir sonner le carillon de la Liberté.

Évariste conduit l’enterrement de son père ; à Bourg-la-Reine, une petite émeute a lieu ; le curé est blessé.

Quelques jours après ce deuil, le concours d’entrée à l’École polytechnique est catastrophique. Galois y échoue à la stupéfaction de son professeur. L’examinateur, Dinet ou Lefébure de Fourcy, probablement Dinet, aurait posé une question sur les logarithmes, jugée trop simple, voire stupide, par Galois. Le geste de Galois de jeter le chiffon pour effacer le tableau à la tête de son examinateur serait une légende selon Joseph Bertrand. Galois parlera plus tard du rire fou de MM. les examinateurs des candidats à l’École polytechnique (que je m’étonne en passant de ne pas voir occuper chacun un fauteuil à l’Académie des sciences, car leur place n’est certainement pas dans la postérité)

Publications et perte

Sur les conseils de son professeur, Galois entre en octobre 1829 à l’École normale (appelée École préparatoire de 1826 à août 1830 et d’un niveau bien inférieur à l’École polytechnique) située dans les locaux de Louis-le-grand. Il passe ses baccalauréats ès lettres (un succès le 17 décembre après un échec devant Guizot et Villemain le 9 décembre) et ès sciences (le 29 décembre). Il rédige le résultat de ses recherches et le présente en février 1830 à l’Académie des sciences pour concourir au grand prix de mathématiques. Fourier, Secrétaire perpétuel pour les mathématiques, emporte le manuscrit chez lui et meurt le 16 mai. Le manuscrit est perdu : la perte de ce mémoire est une chose très simple. Il était chez M. Fourier qui devait le lire et, à la mort de ce dernier, le mémoire a été perdu. Ce sont les travaux d’Abel (mort l’année précédente) et de Jacobi qui sont couronnés par le grand prix en juin.

Le journal fondé par le baron de Férussac en 1823, le Bulletin général et universel des annonces et nouvelles scientifiques, avait pour projet, immense, de répandre partout les connaissances et découvertes scientifiques ; il comportait huit sections, la première consacrée aux mathématiques, à l’astronomie, à la physique et à la chimie ; en huit ans, 170 volumes furent publiés. Galois y donne en avril 1830 un texte de deux pages avec des propositions sur la résolubilité des équations par radicaux déduites de la théorie des permutations. En juin 1830, il y présente une Note sur la résolution des équations numériques mises sous la forme φ(x)=x et un texte Sur la théorie des nombres où il développe ses résultats sur les corps finis ; Galois précise en sous-titre : Ce Mémoire fait partie des recherches de M. Galois sur la théorie des permutations et des équations algébriques. Il envisage d’autres publications. Mais les temps changent.

Révolution et révolte

Les manifestations contre le régime de Charles X se multiplient, la répression se durcit. L’engagement politique de Galois semble avoir évolué très rapidement. Il va désormais vivre avec la même intensité les événements historiques et mathématiques. Lors des journées des 27, 28, 29 juillet 1830, il ne peut participer à l’action, consigné dans son école, contrairement aux polytechniciens qui font le mur et resteront dans l’histoire. Galois passe ses examens de licence. En octobre 1830, à la rentrée des classes, il est républicain, actif, intrépide et prêt à défendre le droit des masses selon l’expression d’un membre de sa famille ; soixante-dix ans après, une de ses cousines se souvenait encore avec quelle sombre véhémence Évariste exprimait ses idées. Il adhère à la Société des Amis du Peuple le 10 novembre, société dont la première réunion a eu lieu le 30 juillet. Il critique l’opportunisme du directeur de l’École normale et du philosophe Victor Cousin. A ses critiques politiques, il mêle des critiques sur l’enseignement. Il est consigné jusqu’à nouvel ordre.

Le dernier article mathématique publié de son vivant, très court, paraît le 1er décembre dans les Annales de Gergonne. Le 5 décembre, Galois serait l’auteur d’une longue lettre dans la Gazette des écoles, signée Un élève de l’École normale, où le directeur est tourné en dérision : Tout en lui annonce les idées les plus étroites et la routine la plus complète. La lettre sème le trouble dans l’école entre les élèves littéraires et les élèves scientifiques. Le 3 janvier 1831, par une décision exceptionnelle, le Conseil royal exclut Galois de l’École normale (le brouillon de l’arrêté est de Victor Cousin). Galois vient de s’enrôler dans l’artillerie de la garde nationale.

Le 2 janvier 1831, toujours dans la Gazette des écoles paraît une lettre Sur l’enseignement des sciences, sous-titrée Des professeurs. Des ouvrages. Des examinateurs, où Galois dénonce la médiocrité de l’enseignement aux étudiants : Quand leur laissera-t-on du temps pour méditer cet amas de connaissances… pourquoi les examinateurs ne posent-ils les questions aux candidats que d’une manière entortillée ? Il semblerait qu’ils craignissent d’être compris de ceux qu’ils interrogent… Croit-on donc la science trop facile ?

Le cours d’algèbre de janvier 1831

Sans ressources, Galois ouvre le 13 janvier un cours public d’algèbre supérieure chez le libraire Caillot au 5, rue de la Sorbonne. L’annonce parue dans la Gazette des écoles précise : Ce cours aura lieu tous les jeudis, à une heure et quart ; il est destiné aux jeunes gens qui, sentant combien est incomplète l’étude de l’algèbre dans les collèges, désirent approfondir cette science. Le cours se composera de théories dont quelques-unes sont neuves et dont aucune n’a jamais été exposée dans les cours publics. Nous nous contenterons de citer une théorie nouvelle des imaginaires, la théorie des équations qui sont solubles par radicaux, la théorie des nombres et les fonctions elliptiques traitées par l’algèbre pure. La première leçon réunit 30 auditeurs. Le cours semble n’avoir eu que peu de séances.

L’académicien Denis Poisson conseille à Galois d’écrire une nouvelle version du mémoire présenté un an auparavant à Fourier et perdu. Le 17 janvier, l’Académie le charge d’examiner ce manuscrit avec Sylvestre Lacroix. Le 31 mars, Galois presse l’Académie, écrivant pour que son mémoire soit étudié.

Le banquet aux Aux Vendanges de Bourgogne

Cependant les tensions politiques sont très fortes, Louis-Philippe ayant habilement manœuvré pour écarter les républicains du pouvoir et de la garde nationale, qui n’est plus réservée, en mars, qu’aux gens aisés. Le 9 mai 1831, après un acquittement de jeunes républicains, un banquet est organisé dans les salons du restaurant Aux Vendanges de Bourgogne à Belleville. Alexandre Dumas et François-Vincent Raspail y participent. Des toasts se succèdent. Lisons Alexandre Dumas, même si son récit est un peu arrangé et comporte des inexactitudes.

Tout à coup, au milieu d’une conversation particulière avec mon voisin de gauche, le nom de Louis-Philippe, suivi de cinq ou six coups de sifflet, vint frapper mon oreille. Je me retournai.

Une scène des plus animées se passait à quinze ou vingt couverts de moi.

Un jeune homme, tenant de la même main son verre levé et un couteau-poignard ouvert, s’efforçait de se faire entendre. C’était Évariste Galois, lequel fut, depuis, tué en duel par Pescheux d’Herbinville, ce charmant jeune homme qui faisait des cartouches en papier de soie, nouées avec des faveurs roses.

Évariste Galois avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine à cette époque ; c’était un des plus ardents républicains.

Le bruit était tel, que la cause de ce bruit était devenue incompréhensible.

Ce que j’entrevoyais dans tout cela, c’est qu’il y avait menace ; que le nom de Louis-Philippe avait été prononcé – et ce couteau ouvert disait clairement à quelle intention.

Cela dépassait de beaucoup la limite de mes opinions républicaines : je cédai à la pression de mon voisin de gauche, qui, en sa qualité de comédien du roi, ne se souciait pas d’être compromis, et nous sautâmes, de l’appui de la fenêtre, dans le jardin.

Je rentrai chez moi assez inquiet : il était évident que cette affaire aurait des suites.

Galois est arrêté le lendemain chez sa mère et écroué à Sainte-Pélagie (près du Jardin des Plantes). Les fumées du vin m’avaient ôté la raison, écrit Galois à son ami Auguste Chevalier. Il est jugé le 15 juin. Ce jour là, le journal Le Globe prend la défense de Galois, évoquant son génie mathématique, les difficultés dont il est victime, les mémoires successifs déposés à l’Académie. Reprenons le récit d’Alexandre Dumas.

Nous allons maintenant reproduire l’interrogatoire du prévenu dans toute sa simplicité.

Le Président.
— Accusé Galois, faisiez-vous partie de la réunion qui eut lieu, le 9 mai dernier, aux Vendanges de Bourgogne ?L’accusé.
— Oui, monsieur le président ; et même, si vous voulez me permettre de vous renseigner sur les faits qui s’y sont passés, je vous épargnerai la peine de m’interroger.

Le Président.
— Nous écoutons.

L’accusé.
— Voici l’exacte vérité sur l’événement auquel je dois l’honneur de comparaître devant vous. J’avais un couteau qui avait servi à découper pendant tout le temps du repas ; au dessert, je levai ce couteau en disant : À Louis-Philippe… s’il trahit ! Ces derniers mots n’ont été entendus que de mes voisins, attendu les sifflets féroces qu’avait soulevés la première partie de ma phrase, et l’idée que je pouvais porter un toast à cet homme.

D. — Dans votre opinion, un toast porté à la santé du roi était donc proscrit dans cette réunion ?

R. — Pardieu !

D. — Un toast porté purement et simplement à Louis-Philippe, roi des Français, eût alors excité l’animadversion de l’assemblée ?

R. — Assurément.

D. — Votre intention était donc de dévouer le roi Louis-Philippe au poignard ?

R. — Dans le cas où il trahirait, oui, monsieur.

[...]

R. — Eh bien, je dirai que la marche du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe trahira un jour, s’il n’a déjà trahi.

On comprend qu’avec une pareille lucidité dans les demandes et dans les réponses, les débats devaient être courts.

Les jurés se retirèrent dans la salle des délibérations, et rapportèrent un verdict d’acquittement. Tenaient-ils Galois pour fou, ou étaient-ils de son avis ?

Galois fut mis en liberté à l’instant même.

Il alla droit au bureau sur lequel son couteau était déposé tout ouvert comme pièce de conviction, le prit, le ferma, le mit dans sa poche, salua le tribunal et sortit.

L’incompréhension de Poisson et Lacroix

Le 4 juillet, Poisson et Lacroix publient enfin leur rapport sur le mémoire de Galois : …nous avons fait tous nos efforts pour comprendre la démonstration de Galois. Ses raisonnements ne sont ni assez clairs ni assez développés pour que nous ayons pu juger de leur exactitude… On peut attendre que l’auteur ait publié en entier son travail pour se former une opinion définitive… ; pour le moment nous ne pouvons pas vous proposer d’y donner votre approbation.

Énorme déception de Galois. Mais on peut penser que Poisson et Lacroix avaient tout de même un peu raison : le texte n’était pas facile à comprendre et l’auteur pouvait bien s’expliquer un peu plus. Liouville écrit en 1846 : Les commissaires reprochèrent au jeune analyste une rédaction obscure et il reproche à Galois de ne pas avoir profiter de leurs avis.

La prison

Le 14 juillet, Galois, à la tête de plusieurs centaines de manifestants, est arrêté sur le Pont-Neuf , avec une carabine chargée, des pistolets, un poignard ; il est écroué de nouveau à Sainte-Pélagie. Après trois mois de détention, il est condamné le 23 octobre, à sa profonde surprise, à six mois de prison supplémentaires ; le motif trouvé est le port illégal de l’uniforme de la garde nationale. Son ami Ernest Duchatelet, arrêté en même temps que lui, n’est condamné qu’à trois mois pour le même motif. Galois fait appel, mais la condamnation est confirmée le 3 décembre : il doit rester incarcéré jusqu’au 29 avril 1832. Son signalement indique sa taille : 1 mètre 67 ; ses cheveux sont châtains, ses yeux bruns, son visage ovale.

En prison, Galois rencontre Nerval et Raspail. Auguste Chevalier, sa tante, sa sœur lui rendent visite.

Raspail apprécie Galois. Il raconte en 1839 que les autres détenus passaient leur temps à boire et qu’une fois, Galois, provoqué par un codétenu, s’empara d’une bouteille d’eau de vie, la vida d’un trait avant de la jeter sur son provocateur, puis de confier son désarroi de la perte de son père à Raspail avant de s’effondrer ivre mort son corps plein de soubresauts.

Nerval a été brièvement incarcéré à Sainte Pélagie en février 1832. Il raconte son séjour dans Mes prisons, en 1841, ce qui permet d’imaginer que la vie de Galois à Sainte Pélagie n’était pas si difficile qu’on pourrait l’imaginer. Les détenus chantaient La Marseillaise, pouvaient se faire apporter leurs repas, etc. Nerval raconte son départ : Il était cinq heures. L’un des convives me reconduisit jusqu’à la porte, et m’embrassa, me promettant de venir me voir en sortant de prison. Il avait, lui, deux ou trois mois à faire encore. C’était le malheureux Gallois, que je ne revis plus, car il fut tué en duel le lendemain de sa mise en liberté. De ce séjour vient aussi le poème Politique des Petits châteaux de Bohème publié d’abord en décembre 1831.

Dans Sainte-Pélagie,
Sous ce règne élargie,
Où, rêveur et pensif,
Je vis captif,

Pas une herbe ne pousse
Et pas un brin de mousse
Le long des murs grillés
Et frais taillés !

Oiseau qui fends l’espace…
Et toi, brise, qui passe
Sur l’étroit horizon
De la prison,

Dans votre vol superbe,
Apportez-moi quelque herbe,
Quelque gramen, mouvant
Sa tête au vent !

Qu’à mes pieds tourbillonne
Une feuille d’automne
Peinte de cent couleurs
Comme les fleurs !

Pour que mon âme triste
Sache encor qu’il existe
Une nature, un Dieu
Dehors ce lieu,

Faites-moi cette joie
Qu’un instant je revoie
Quelque chose de vert
Avant l’hiver !

Projets de décembre 1831

En décembre, Galois envisage une nouvelle tentative de publication de ses travaux.

Sa préface est tellement polémique que le texte complet n’en sera publié qu’en 1948 par René Taton. Amer de la perte de ses manuscrits, de l’incompréhension de Poisson, il attaque violemment les hommes politiques et scientifiques, les plaçant sur le même plan : Si j’avais à adresser quelque chose aux grands du monde ou aux grands de la science… je jure que ce ne seraient point des remerciements.

Il analyse la marche des idées en mathématiques : les simplifications produites par l’élégance des calculs… ont leurs limites, puis ajoute : Sauter à pieds joints sur les calculs ; grouper les opérations, les classer suivant leurs difficultés et non suivant leur forme ; telle est, suivant moi, la mission des géomètres futurs ; telle est la voie où je suis entré dans cet ouvrage. Rimbaud dirait : C’est prophète.

Pour conclure en soulignant ce qu’il n’a pu éclaircir, il rêve d’un temps où l’égoïsme ne régnera plus dans les sciences, où on s’associera pour étudier, au lieu d’envoyer aux académies des plis cachetés, on s’empressera de publier ses moindres observations pour peu qu’elles soient nouvelles, et on ajoutera : “Je ne sais pas le reste”.

À côté de sa propre rédaction de son premier mémoire, après une note qu’a cru devoir y apposer M. Poisson, il écrit simplement : On jugera.

On jugera

Dans une note sur Abel jointe à ce texte, rappelant qu’Abel avait cru avoir trouvé la résolution des équations générales du cinquième degré, Galois rédige sous la forme d’une note de l’éditeur : Même erreur est arrivée en 1828 à l’auteur (il avait seize ans).

Une erreur à seize ans
Galois : liste de mémoires

La pension Faultrier

L’épidémie de choléra qui sévit à Paris au début de 1832 (le président du conseil, Casimir Périer, en meurt le 16 mai) conduit, le 16 mars, au transfert de Galois dans une pension ou maison de santé d’un sieur Faultrier, rue de Lourcine, près de la place d’Italie (le long de la Bièvre, non loin du moulin de Croulebarbe). En théorie, Galois devait être remis en liberté le premier juin, mais on est sûr qu’il est sorti de prison avant.

En mai 1832, une brève aventure amoureuse lie Galois à une jeune femme, Stéphanie D., dont on discute toujours l’identité. Il écrit son nom, mêle leurs initiales. Il rompt le 14 mai. Un duel semble en résulter ; il a lieu le mercredi 30 mai.

La nuit du mardi 29 mai 1832

La nuit précédente, Évariste rassemble ses dernières découvertes dans une splendide lettre à son ami Auguste Chevalier. La scène est dramatique. Pressentant sa mort, pressé par le temps, l’urgence absolue est pour lui de transmettre ce si court résumé de son œuvre scientifique :

Paris, le 29 mai 1832

Mon cher ami,

J’ai fait en analyse plusieurs choses nouvelles.

Les unes concernent la théorie des Équations, les autres les fonctions Intégrales.

Dans la théorie des équations, j’ai recherché dans quels cas les équations étaient résolubles par radicaux…

Il rappelle l’ensemble des résultats qu’il a obtenus, concluant sept pages plus loin par une esquisse obscure de notions créées plus tard par Riemann (les surfaces de Riemann, à plusieurs feuillets, seraient dans cette théorie de l’ambiguïté) :

Mes principales méditations depuis quelques temps étaient dirigées sur l’application à l’analyse transcendante de la théorie de l’ambiguïté… Mais je n’ai pas le temps et mes idées ne sont pas encore bien développées sur ce terrain qui est immense…

Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis non sur la vérité mais sur l’importance des théorèmes.

Après cela il se trouvera, j’espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer tout ce gâchis.

Se relisant ou ayant modifié un énoncé, il ajoute dans la marge : Il y a quelque chose à compléter dans cette démonstration. Je n’ai pas le temps.

Je n’ai pas le temps

Cette lettre-testament est à lire entièrement. Le style de Galois est clair, ramassé, souvent magnifique.

La fin de la lettre testament

Galois écrit d’autres courtes lettres, par exemple :

Je meurs victime d’une infâme coquette, et de deux dupes de cette coquette. C’est dans un misérable cancan que s’éteint ma vie. Oh ! pourquoi mourir pour si peu de chose … Adieu ! j’avais bien de la vie pour le bien public.

… je me suis battu malgré moi… le sort ne m’a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom. Je meurs votre ami, E. Galois.

Les derniers jours :
des détails qu’on ne connaîtra sans doute jamais

Les circonstances exactes de toute cette aventure ne sont pas connues, pas plus que le nom de son adversaire (même si Alexandre Dumas en donne un) ni le nom de la jeune fille (Stéphanie semble certain, mais Dumotel non) ; en vertu de quels critères absurdes Galois a-t-il accepté ce duel ? Pourquoi aucun des protagonistes n’a jamais parlé ? Robert Bourgne a écrit sur ce sujet un article qui fait le tour des questions en 1983.

Mentir ? pistolet ? : menti, Pistol
République française

Robert Bourgne donne en particulier le témoignage, rédigé en janvier 1909, de Gabriel Demante, un neveu de la mère de Galois qui a été professeur à la Faculté de droit de Paris, se souvenant, il avait onze ans, lors d’une promenade en famille avec son père, avoir rencontré Galois, très élégant, à l’angle de la rue Soufflot et de la rue Saint-Jacques le samedi 26 mai 1832 : Galois aurait alors affirmé reconnaître l’impuissance de ses efforts dans la vie politique et sa résolution de se consacrer désormais exclusivement à la science. Apparemment, le duel ne s’annonçait pas encore. L’élégance de Galois est-elle un signe d’une récente aventure amoureuse ?

Dans la matinée du mercredi 30 mai, Galois, abandonné (Dupuy suggère que ses témoins étaient partis chercher des secours), est relevé, grièvement blessé, par un paysan et conduit à l’hôpital Cochin où il meurt de péritonite le jeudi 31 à 10 heures dans les bras de son jeune frère Alfred : Ne pleure pas, j’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans.

Il est enterré dans la fosse commune du cimetière Montparnasse le 2 juin 1832, sans que sa famille soit présente ; aucun document pour nous aider à comprendre.

Les jours suivants

Des récits de la mort de Galois sont publiés dans quelques journaux. Les détails donnés sont contradictoires. Ses amis préparent un soulèvement, reporté à l’annonce du décès du général Lamarque ; ce dernier a lieu le 5 juin et aboutit au massacre du cloître Saint-Merry. Victor Hugo en fera une des parties mémorables des Misérables : l’épopée rue Saint-Denis.

Le rapport de l’autopsie pratiquée le 7 juin décrit en détail les proportions des os du crâne de Galois, les circonvolutions de son cerveau, les différentes parties de l’abdomen lésées par la balle, tirée à 25 pas ; c’est assez horrible. Le cerveau et le cervelet de Galois réunis pesaient trois livres, deux onces moins un gros (1560 grammes environ).

La fidélité d’Auguste Chevalier et de son frère permettent de réunir les papiers d’Évariste Galois. Sa lettre-testament est publiée en septembre 1832, dans la Revue Encyclopédique, sans écho. En la présentant, Auguste Chevalier donne un grand nombre de renseignements sur la vie de son ami. Par exemple : Une seconde condamnation le rejeta pour six mois encore sous les verrous. La mort l’attendait à la sortie. Le mythe romantique naîtra de ces beaux matériaux.

Les années suivantes

En 1835, Lacroix signale en note terminale de la 6ème édition des Compléments des élémens d’algèbre le mémoire de Galois qu’il avait lu avec Poisson :

En 1828, Abel écrivait à Legendre : “J’ai été assez heureux de trouver une règle sûre, à l’aide de laquelle on pourra reconnaître si une équation quelconque proposée est résoluble à l’aide de radicaux, ou non. Un corollaire de ma théorie fait voir que généralement il est impossible de résoudre les équations supérieures au quatrième degré.” (Journal de Crelle, année 1830, 1er cahier, p. 73) Cette découverte fut annoncée par Legendre à l’Académie des Sciences, le 23 février 1829 ; mais Abel n’a rien publié à ce sujet, et l’on n’a rien trouvé qui s’y rapporte dans ses papiers…

En 1831, un jeune Français, Évariste Gallois (sic), mort l’année suivante, avait annoncé, dans un mémoire présenté à l’Académie des Sciences, que “pour qu’une équation irréductible de degré premier soit soluble par radicaux, il faut et il suffit que deux quelconques des racines étant connues, les autres s’en déduisent rationnellement” : mais ce mémoire parut à peu près inintelligible aux commissaires chargés de l’examiner.

La première mise en lumière

C’est le 4 septembre 1843 (Poisson et Lacroix sont morts) que Liouville annonce à l’Académie des Sciences qu’il vient de trouver dans les papiers de Galois, transmis par Auguste Chevalier, une solution aussi exacte que profonde au problème de la résolubilité des équations par radicaux (Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, vol. 17, pages 448-449). Voulant sans doute mieux la comprendre, ce n’est qu’en octobre et novembre 1846 qu’il publie des textes de Galois dans le tome 11 de son Journal de mathématiques pures et appliquées, pages 385-444, en n’y joignant finalement aucun commentaire mathématique. L’œuvre de Galois est enfin mise à la disposition de tous et avec la caution scientifique d’un des grands mathématiciens de l’époque.

En route vers la gloire

Dans les années 1850, les textes des mémoires de Galois sont enfin accessibles aux mathématiciens. Ils suscitent de nombreux travaux de Serret, Betti, Kronecker, Dedekind (cours à Göttingen pendant l’hiver 1857-1858), Cayley, Hermite, Jordan (un commentaire paru dans les Mathematische Annalen, le Traité des substitutions de 1870)… En 1895, Sophus Lie publie dans Le centenaire de l’École normale 1795-1895 une étude de neuf pages : Influence de Galois sur le développement des mathématiques. L’importance de Galois dans les grandes idées des mathématiques du vingtième siècle est immense ; parmi d’autres échos récents : La longue marche à travers la théorie de Galois rédigée par Alexandre Grothendieck en 1980-81, etc.

Liouville joint à sa publication de 1846 une courte note, pages 381-384, reprenant la notice d’Auguste Chevalier. Nous avons dit qu’il reproche à Galois son manque de clarté ; il reproche aussi à Poisson et Lacroix la sécheresse de leurs conclusions. Il dit avoir travaillé sous les yeux de son frère, Alfred Galois. Une vie de Galois paraît dans le tome XVI du Magasin pittoresque, juillet 1848, pages 227-228, à laquelle est jointe un portrait de mémoire par son frère Alfred ; elle serait d’un condisciple de Galois à Louis-le-grand nommé P.-P. Flaugergues. Cinquante ans plus tard, Paul Dupuy, surveillant général de l’École normale supérieure, publie dans les Annales de l’École normale supérieure : La vie d’Évariste Galois. On peut considérer ce texte comme une biographie quasiment définitive : Dupuy a presque complètement fait le tour des archives, il a recueilli des témoignages directs des proches de Galois encore en vie, il est plein de sympathie pour son sujet et son livre est très vivant. Depuis 100 ans, comme le retrace René Taton en 1983, des biographies plus ou moins exactes, plus ou moins inventives se sont succédées. Il est toujours tentant d’ajouter sa version aux précédentes : Évariste Galois est tellement proche de nous par ses révoltes, son génie est si extraordinaire, il a un destin absolument unique et il est tellement fascinant avec ses zones d’ombre !

Galois à 15 ans
Évariste Galois par son frère Alfred,
Magasin pittoresque, juillet 1848, XVIe année, page 228

Bibliographie

  • A.P.M.E.P., Présence d’Évariste Galois, no. 48, 1982
  • Colloque Abel-Galois, première partie, Publications de l’U.E.R. Mathématiques pures et appliquées, Université des Sciences et Techniques de Lille, année 1985, vol. VII, fasc. 5. Articles de J.-P. Azra, Robert Bourgne et René Taton
  • Dupuy Paul, La vie d’Évariste Galois, Annales Scientifiques de l’École normale supérieure, 3ème série, vol. 13, 1896, réédition in Cahiers de la quinzaine, Paris, 1903
  • Écrits et mémoires mathématiques d’Évariste Galois, édition critique intégrale de ses manuscrits et publications par Robert Bourgne et J.-P. Azra avec une préface de Jean Dieudonné, Paris, Gauthier Villars & Cie, 1962 ; réédition avec corrections en 1976.

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